Pierre Frapin, un apothicaire fournisseur de Molière (23 septembre 1640-5 novembre 1714)

Monsieur de Pourceaugnac ; © FDD
Monsieur de Pourceaugnac
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Communication présentée à la Société d’Histoire de la Pharmacie le 18 juin 1997 par Christian Warolin et publiée dans la Revue d’histoire de la pharmacie, XLVI, n° 318, 2e trim. 1998, p. 187-200.

Moins d’un mois après la mort de Molière, le 17 février 1673, son inventaire après décès fut établi à la requête de damoiselle Claire-Elizabeth-Armande-Gresinde Béjart, sa veuve[1]. Parmi les quelques dettes de la communauté des époux, deux concernent des apothicaires : « Aux sieurs Frapin et Dupré, apothicaires, cent-soixante-six livres quatorze sols, d’une part et vingt livres dix sols, d’autre ». Maurice Bouvet a cherché à identifier ces deux apothicaires. Connus, a-t-il écrit, l’un et l’autre comme apothicaires privilégiés, Pierre Frapin était apothicaire de la Grande Écurie du roi, en 1680, et Jean Demion, dit Dupré, était aide-apothicaire du roi pour le quartier de juillet[2]. Dans son importante étude sur les apothicaires royaux[3], M. Bouvet note que la nomination de Pierre Frapin « figure dans un registre de la série O1 des Archives nationales ; nous n’avons pu retrouver cette cote égarée », ajoute-t-il…

Nous avons entrepris une recherche biographique sur Pierre Frapin bénéficiant, comme point de départ, des cotes de deux scellés apposés par les commissaires au Châtelet sur le logis de Pierre Frapin, l’un rue Saint-Thomas-du-Louvre, après le décès de sa femme Marie Corot[4], le 24 février 1707, l’autre rue Fromenteau, après son propre décès[5], le 5 novembre 1714. Les procès-verbaux d’apposition de scellés présentent l’intérêt de citer le nom du notaire chargé de rédiger l’inventaire après décès. C’est ainsi que nous disposons des inventaires de Pierre Frapin à sa mort[6] et lors du décès de sa femme[7].

Grâce à une constitution de rente sur l’Hôtel de Ville, nous savons que Pierre Frapin était natif de Paris et qu’il fut baptisé à Saint-Séverin le 23 septembre 1640[8]. Ainsi, il vécut jusqu’à soixante-quatorze ans, âge respectable à cette époque.

Le mariage de Pierre Frapin et de Marie Corot

Pierre Frapin épousa Marie Corot. Leur contrat de mariage, fut signé le 18 juin 1665[9]. Le jeune futur époux, chirurgien à cette époque, demeurait rue Saint-Jacques. Il était assisté de ses parents, Geneviève Biardeau et …. Pierre Frapin, son père, maître-apothicaire et bourgeois de Paris. Cette identité de prénom conduit à se poser la question : qui, du père ou du fils, fut le fournisseur de Molière ? Nous allons y répondre. La fiancée, Marie Corot « …majeure usante et jouissante de ses biens et droits… », demeurait à Paris rue des Bons-Enfants auprès d’Enémonde Joachine de Harlay, veuve de messire Charles Des Essartz, de son vivant conseiller du roi, maréchal de camp en ses armées et gouverneur de la ville de Montreuil-sur-Mer. Elle était la fille de Claude Corot, procureur fiscal à Saint-Florentin-en-Champagne et de Madeleine Fleuriet.

Jean Frapin, frère de Pierre, et Gilbert Demurat, son cousin germain, étaient présents ainsi que Marguerite Corot, sœur de la fiancée, et Marguerite Fleuriet, sa tante.

Marie Corot apportait en dot 4 000 livres tant en argent, qu’habits, linge, etc. Sur cette somme, 800 livres entraient dans la communauté ainsi que ses vêtements et le reste lui demeurait propre.

Son fiancé lui constituait un douaire préfix de 1 500 livres. Un préciput de 500 livres serait alloué au survivant des deux époux, de plus, les parents de Pierre Frapin s’engageaient solidairement à lui donner par préciput, et avant la célébration du mariage, une boutique garnie de toutes choses nécessaires convenant à sa profession de chirurgien pour son établissement à Paris.

Les relations entre les deux époux furent extrêmement conflictuelles et prirent même un tour dramatique, comme l’atteste une transaction passée devant notaire le 27 juin 1693[10], qui aboutit à une séparation de corps et de biens. Les deux parties s’expliquèrent tour à tour.

Marie Corot, qui estimait être sans reproche et accomplir son devoir d’épouse en témoignant à son mari l’amitié qu’elle lui devait, l’accusait de se comporter depuis plusieurs années d’une manière outrageante et de la traiter indignement. Cette conduite ne pouvait qu’être exacerbée par la fréquentation de femmes et de filles qui le débauchaient. De plus, elle lui reprochait de s’adonner au jeu, où il perdait parfois jusqu’à cent pistoles, en prélevant tout l’argent de la maison. Sa haine était si violente, déclara-t-elle, qu’il plaçait les biens communautaires, sous des noms d’emprunt, partait en voyage en Espagne, ou dans d’autres pays, la laissant sans argent.

En agissant de la sorte, son diabolique époux devait espérer obtenir leur séparation mais Marie Corot, usant de patience, temporisait. Cependant, la situation empirait. Non seulement elle était injuriée en des termes « … que la bienséance ne permet pas d’exprimer… » mais elle était frappée avec tant de violence qu’elle en restait meurtrie, perdant parfois son sang, son tourmenteur la menaçant de la tuer « … pour n’avoir plus devant les yeux un objet qui luy estoit insuportable… » ! Il aurait même pris des mesures pour la faire enlever, déclarant que si elle ne voulait pas se séparer de lui, il y allait de sa vie ! Perdant enfin patience, Marie Corot s’était décidée à porter plainte auprès d’un commissaire enquêteur et examinateur au Châtelet et à présenter une requête au lieutenant civil afin d’obtenir une séparation de corps et de biens et pour que lui soit restituée sa dot de 4 000 livres. Le lieutenant civil autorisa l’infortunée Marie à engager des poursuites pour faire valoir ses droits.

Naturellement, Pierre Frapin (dont le nom au XVIIe siècle était synonyme de bruit et tumulte) nia, déclarant que tous les faits allégués étaient insoutenables, qu’il n’avait jamais fréquenté de femmes et de filles, ni perdu au jeu. Mais, il constatait que « … les aigreurs de l’esprit de ladite damoiselle ont engendré une telle antipathie qu’il n’était plus possible de vivre avec elle… ».

Toutes les tentatives de conciliation ayant échoué, les parents et les amis de ce couple dramatique élaborèrent la transaction suivante : les époux seront dorénavant séparés de biens et vivront indépendamment, Pierre Frapin restituera le montant de la dot à sa femme, lui fournira une chambre meublée et lui versera une pension viagère de 300 livres par an. En contrepartie, Marie Corot devait renoncer à la communauté de biens mais elle conservait naturellement son douaire et préciput. Pierre Frapin régla sur le champ le montant de la dot et promit de respecter les clauses de l’accord.

Marie Corot était assisté de son beau-frère Thomas Arnaud, Pierre Frapin était accompagné de ses amis François Blondot, écuyer, commissaire des guerres, et Sébastien Chauveau, secrétaire de la surintendance de la feue reine. Celui-ci et Daniel Clinet de Lachastaigneraye, écuyer, conseiller secrétaire du roi, argentier de Monseigneur le Dauphin et des Enfants de France, se portèrent caution solidaire pour l’exécution de la transaction. Il n’est donc pas surprenant que Pierre Frapin ait institué de Lachastaigneraye son légataire universel et désigné Sébastien Chauveau comme exécuteur du testament qu’il fit dresser le 9 décembre 1700, du vivant de Marie Corot[11].

Cependant, le 15 octobre 1698, les époux réconciliés décidèrent le rétablissement de leur communauté de biens conformément à leur contrat de mariage. Marie Corot consentait à ce que son mari jouisse et dispose en principal et arrérages de rentes constituées sur les aides et gabelles[12]. Enfin, le 6 juillet 1701, les deux époux, qui n’avaient pas d’enfants, se firent don mutuel[13] de tous leurs biens et meubles et coquets immeubles « … en raison de la bonne amitié qu’ils se portent… » ! Marie Corot n’était pas rancunière mais elle ne réintégrait pas le domicile conjugal. En 1698, elle demeurait au cloître Saint-Honoré et, en 1701, au couvent des Dames religieuses hospitalières du faubourg Saint-Marcel où elle mourut le 24 février 1707.

L’activité professionnelle de Pierre Frapin

Ainsi qu’il était spécifié à son contrat de mariage, Pierre Frapin devait s’établir à Paris pour y exercer la chirurgie, mais son nom ne figure pas dans les index de l’ouvrage que Girodat a consacré à cette profession[14].

Quand Pierre Frapin devint-il apothicaire ? Ni le père, ni le fils ne sont mentionnés dans le catalogue des maîtres en pharmacie de 1788[15] ou dans la liste de P. Dorveaux[16]. Cependant deux transactions effectuées par Pierre Frapin fils apportent de précieux renseignements. Le 2 mars 1668, celui-ci, encore maître chirurgien mais demeurant au Collège de Saint-Jean-de-Latran, acheta une rente à Jean Sauvé[17]. Lorsque le 26 août 1669, Pierre Frapin en effectua le transport à l’épicier Jacques Menault, il était devenu « marchand apothicaire en cette ville de Paris » et dès lors habitait « rue Saint-Thomas-du-Louvre paroisse Saint-Germain-l’Auxerrois[18] ». A cette date, Molière logeait dans la même rue et il ne fait aucun doute que ce fut Frapin le jeune son fournisseur.

Dans quelles conditions Pierre Frapin avait-il acquis ce brevet d’apothicaire ? On sait que la Commanderie de Saint-Jean-de-Jérusalem, devenue Saint-Jean-de-Latran[19], était un des lieux privilégiés de Paris, que le travail y était libre et que les artisans pouvaient s’y établir sans justification d’apprentissage. Pierre Frapin y a-t-il exercé le métier d’apothicaire, ce qui aurait facilité son installation à Paris, en louant, par exemple, à un apothicaire privilégié son droit de tenir boutique ouverte dans la capitale ? On sait qu’il existait un moyen encore plus expéditif d’ouvrir une telle boutique : l’obtention d’une lettre de maîtrise à Pontoise[20].

P. Estachy a consacré un chapitre de sa thèse sur Les Apothicaires des lieux privilégiés de Paris, à l’enclos de Saint-Jean-de-Latran[21]. Il cite notamment une sentence rendue en faveur des maîtres et gardes des marchands apothicaires de Paris interdisant à Jean Therignon, se disant apothicaire résidant à Saint-Jean-de-Latran, de s’installer apothicaire à Paris[22]. Les marchands apothicaires parisiens défendaient âprement leur monopole mais ils ne pouvaient s’opposer à l’implantation d’un apothicaire privilégié dans la ville.

Dès le mois de mai 1669, Pierre Frapin avait entrepris d’aménager sa boutique. En effet, sur les 850 livres de capital de la rente qu’il transporta le 26 août 1669 au marchand épicier Jacques Menault, 740 livres étaient destinées au remboursement « de tout ce qu’il lui devoit de reste de marchandises à luy fournies par le dit Menault », depuis le 1er mai dernier, et d’un prêt de 110 livres[23]. Ces marchandises devaient constituer tout ou partie du contenu de la boutique de notre apothicaire. Nous situerons ci-dessous, l’emplacement de la boutique rue Saint-Thomas-du-Louvre.

En 1680, Pierre Frapin acheta une charge d’apothicaire de la Grande Ecurie du roi. Voici le libellé de l’acte royal : « Retenue d’apotiquaire en la Grande Escurie pour Pierre Frappier [sic] par le déceds de Nicolas Du Ruisseau, le deuxiesme janvier 1680[24] ». Il prêta serment devant le Comte d’Armagnac, grand écuyer de France, le 6 janvier. En 1698, il acquit une seconde charge d’apothicaire : « Retenue d’apotiquaire de la Grande Ecurie pour Pierre Frapin sur la démission de Jean Urbain[25] ». La lettre de provision fut signée à Versailles le 3 février 1698 et la prestation de serment eut lieu le 6 février. Primitivement installée à Paris, au nord des Tuileries, la Grande Ecurie avait été transférée à Versailles en 1682.

Rappelons que la lettre de retenue était la concession faite par le roi aux détenteurs de certaines charges, non héréditaires, du privilège de recevoir une somme définie de leurs successeurs dans cet emploi.

Le 28 novembre 1701 à Versailles, Pierre Frapin céda ses deux charges à Claude Turreau. L’acte royal édicte : « Survivance d’apotiquaire de la Grande Ecurie pour Claude Turreau sur la démission de Pierre Frapin[26] » ; « Autre survivance d’apotiquaire de la Grande Ecurie pour led. Turreau sur la démission dud. Frapin[27] ».

Quelques années plus tard, le 23 décembre 1717, Pierre Turreau succédera à son père, démissionnaire de ses charges[28]. Les relations de Pierre Frapin avec les Turreau furent très intimes. Selon le premier testament qu’il rédigea en 1700, que nous avons déjà cité, il légua à Claude Turreau « son garçon de boutique, tous les médicaments, drogues, ustenciles de pharmacie, comptoirs, tablettes et autres choses composans le fond de sa boutique, magasin et laboratoire[29] ». Cette boutique était toujours située rue Saint-Thomas-du-Louvre. Dans son deuxième testament authentique, établi en 1707, il légua à Claude Turreau, apothicaire ordinaire du Roi devenu son légataire universel, une partie de ses biens meubles et immeubles, à charge que les revenus qu’ils produiront soient employés à faire étudier Pierre Turreau, fils de Claude, son filleul[30]. Enfin dans un troisième et dernier testament rédigé en 1712, il constitua son filleul légataire universel et nomma Claude Turreau exécuteur testamentaire[31].

Pierre Frapin cumulait les privilèges puisqu’en 1697, alors qu’il était syndic de la communauté des apothicaires des Maisons royales, il loua le droit de tenir boutique d’apothicaire distillateur à Paris, à Antoine Guénault[32] représentant la quatrième génération d’une famille d’apothicaires distillateurs du roi[33]. Le bail fut consenti pour trois ans à raison de 80 livres de loyer annuel.

Les domiciles de Pierre Frapin

Lors de la signature de son contrat de mariage, en 1665, Pierre Frapin habitait rue Saint-Jacques, paroisse Saint-Étienne-du-Mont mais nous savons qu’il s’installa rue Saint-Thomas-du-Louvre en 1669[34]. Il signa un bail de neuf ans le 20 janvier 1699, à raison de 480 livres par an, pour une boutique et un entresol de la rue Saint-Thomas-du-Louvre[35]. Grâce aux noms de deux copropriétaires signataires du bail, les demoiselles Porlier et Barbier, il est possible d’identifier la maison où il résidait. En effet, le Terrier du Roi de 1705[36] indique que Mme Barbier était propriétaire de la troisième maison, avec boutique, située à droite en entrant dans la rue Saint-Thomas-du-Louvre. De plus une quittance signée Porlier, fondée de procuration, fut délivrée à Pierre Frapin le 13 juillet 1706.

Cette maison avait été bâtie pour le compte de Louis-Henry d’Aquin, premier médecin de Marie de Médicis puis médecin du roi en 1651. Entre les années 1661 et 1665, Molière y demeura[37], puis en 1666, il vint habiter dans la maison de l’apothicaire du roi Antoine Brulon qui était la deuxième à droite dans la rue Saint-Thomas-du-Louvre[38]. En juillet 1672, il alla s’installer rue de Richelieu où il mourut le 17 février 1673, après la quatrième représentation du Malade Imaginaire au Théâtre du Palais-Royal.

Molière et Pierre Frapin furent donc voisins rue Saint-Thomas-du-Louvre entre l’année 1669 et juillet 1672 et peu éloignés l’un de l’autre ensuite. En outre, Molière a dû rencontrer un autre apothicaire du roi, Philibert Boudin, locataire du rez-de-chaussée et de la boutique de la maison Brulon depuis 1662[39]. Le célèbre comédien fit-il son miel des propos des trois apothicaires qui vécurent dans son environnement immédiat ?

Au début de l’année 1707, lors du décès de Marie Corot, Pierre Frapin habitait encore rue Saint-Thomas-du-Louvre, mais ultérieurement il s’installa rue Fromenteau, de l’autre côté de la place du Palais-Royal où il décéda en 1714 dans un appartement situé au premier étage d’une maison dont le rez-de-chaussée était occupé par un cabaret. L’inventaire après décès de Pierre Frapin fait état d’une quittance de loyer du 16 août 1714 signé de Lamotte de La Chateigneraie. S’agit-il d’un allié de Daniel Clinet de Lachastaigneraye qui fut l’ami et légataire universel de Pierre Frapin ? Le Terrier du Roi de 1705 indique que le propriétaire de la quatrième maison à main gauche en entrant dans la rue Fromenteau était un sieur de Chastagnière[40]

Les inventaires des biens de Pierre Frapin mentionnent deux autres appartements. Le premier était situé, selon l’inventaire de 1707, dans une maison vue sur un jardin à Reuilly, au faubourg Saint-Antoine, le second, cité dans l’inventaire de 1714, dépendait de « La maison Saint-Honoré », au faubourg du même nom. Pierre Frapin était colocataire dans les deux cas.

Patrimoine de Pierre Frapin

Les rentes

Comme bon nombre d’apothicaires, Pierre Frapin achetait des rentes. Celles que nous avons pu réunir ont apporté de nombreuses informations sur la profession, le domicile, l’état civil de Pierre Frapin et même sur ses relations avec sa femme, passablement tendues.

Nous avons vu que le 2 mars 1668, Pierre Frapin, alors maître chirurgien demeurant au Collège Saint-Jean-de-Latran, acheta une rente de 42 1ivres 10 sols à Jean Sauvé, graveur, marchand de tailles-douces, et à Henriette-Marguerite Moncornette, sa femme[41]. Ce couple demeurait à Paris, rue Saint-Jacques, paroisse Saint-Séverin, en une maison à l’enseigne de la Liberté. Les 850 livres versées par l’acquéreur appartenaient en propre à sa femme, Marie Corot. Dès l’année suivante, le 26 août 1669, Pierre Frapin, devenu marchand apothicaire, et sa femme transportèrent la rente à Jacques Ménault, épicier, habitant rue de la Harpe[42]. Un nouveau transport de rente eut lieu le 30 décembre 1672 : Marie Levesque, veuve de Jacques Menault, et sa fille Marie-Marguerite épouse de Jean Meneust, avocat au parlement, rétrocédèrent à Pierre Frapin et Marie Corot, 15 livres de la rente faisant partie des 42 1ivres 10 sols de la rente ci-dessus, au prix de 300 livres[43]. Enfin, ces 15 livres de rente furent finalement rétrocédées à Jean Sauvé et à sa femme, créateurs de la rente, pour la même somme de 300 livres.

En raison de la grave pénurie du trésor royal, Louis XIV, par édit de novembre 1689, vendit au prévôt des marchands et aux échevins de la ville de Paris, 1 400 000 livres de rentes viagères à prendre sur les deniers provenant des droits, des aides, gabelles et autres fermes que le roi affecta et hypothéqua à leur payement.

Les rentiers étaient répartis en classes suivant leur âge. Les survivants de chaque classe partageaient le revenu du capital des rentes de leur classe, si bien que le dernier survivant d’une classe recevait la totalité des rentes de sa classe. Ce type de rente était appelé tontine.

La constitution de rente devait donc préciser l’âge du souscripteur et un extrait baptistaire devait être produit. Pierre Frapin, âgé de 49 ans et appartenant à la dixième classe, acquit 200 livres de rente et versa, le 29 décembre 1689, 2 400 livres en louis d’or, d’argent et monnaie (rente au denier 12)[44]. Il devint également détenteur d’autres rentes acquises préalablement par sa femme. Voici dans quelles conditions.

La séparation de corps et de biens intervenue en 1693, n’empêcha pas les conflits d’intérêt au sein du couple. Ainsi, le 27 septembre 1698, les titres de deux contrats de constitution de deux rentes de 200 livres chacune (correspondant à un capital de 7 200 livres), dont l’achat avait été réglé par Marie Corot, furent remis à Pierre Frapin qui en revendiquait la propriété, car, déclara-t-il, les deniers employés aux acquisitions avaient été prélevés à son insu par sa femme sur les biens de la communauté[45] ! Puis, le 10 octobre, Marie Corot remettait à son époux les deux rentes de 200 livres afin qu’il en dispose comme bon lui semble[46]. Huit jours plus tard, Pierre Frapin vendait et transportait ces rentes et une troisième rente de 222 livres, constituée à damoiselle Frapin le 17 juillet 1693, à maître Jean-François Fouré, procureur au Châtelet, moyennant le prix de 11 196 livres[47]. L’opération avait été rondement menée par notre apothicaire ! Rappelons que le 6 juillet 1701, les deux époux, sans descendance, se firent don mutuel de leurs biens. Etait-ce une manifestation tardive de magnanimité de la part de Pierre Frapin dont la femme, probablement handicapée, n’était plus en état d’écrire et de signer l’acte ? Accordons-lui le bénéfice du doute ! Marie Corot vécut encore six ans.

Les inventaires de biens

Inventaire des biens de Pierre Frapin après le décès de sa femme Marie Corot le 24 février 1707[48].

Les biens dont disposait Marie Corot au couvent des religieuses hospitalières de la Miséricorde de Jésus, au faubourg Saint-Marcel, où elle était décédée, furent transportés et inventoriés au domicile de Pierre Frapin, rue Saint-Thomas-du-Louvre. Ensuite, il fut procédé à l’inventaire des biens conservés dans la maison de Reuilly, au faubourg Saint-Antoine.

 

Une des deux chambres, situées à l’entresol de la rue Saint-Thomas-du-Louvre, était occupée par une servante, Jeanne-Antoinette Pannier, veuve Ferreaud. La cuisine était attenante à la boutique. Dans la cave étaient entreposés du bois de chauffage et deux muids de vin de Bourgogne. Dans la maison de Reuilly, Pierre Frapin occupait un appartement au premier étage et disposait de quatre chambres, d’un petit cabinet, d’une cuisine, le tout donnant sur un jardin.

A la mort de sa femme Pierre Frapin avait quelques dettes :

Le vin de Bourgogne, acheté 180 livres, fut prisé 60 livres, soit un tiers de sa valeur ! Quant à la servante non payée depuis quinze mois, elle eut été en droit de se lamenter, à l’instar de Sganarelle : Ah ! mes gages, mes gages !

La dette aux dames religieuses se décomposait ainsi : 100 l.t. pour la pension de Marie Corot de Janvier et février, 54 l.t. pour son inhumation.

 

Inventaire des biens de Pierre Frapin à son décès le 5 novembre 1714[49]. Pierre Frapin décéda d’une attaque d’apoplexie dans son appartement de la rue Fromenteau. L’inventaire des biens fut commencé le 9 novembre, quatre jours après l’apposition des scellés.

L’inventaire des habits est intéressant car il donne une idée du costume que portait un apothicaire privilégié. Il y avait des chemises de toile blanche, des manchettes de toile fine, des cravates de mousseline, d’autres garnies de dentelle, une camisole de serge blanche, un justaucorps, une veste, des culottes de drap noir, des paires de bas de laine noire et blanche, une paire de bas en peau, un bonnet de brocard d’or à bordures de velours rouge, des perruques de cheveux noirs, un manteau de camelot de laine doublé de panne, etc.

La prisée des biens de Pierre Frapin en 1714, supérieure à 3 000 livres, était plus élevée qu’en 1707. Nous avons montré antérieurement qu’au XVIIe siècle, le montant des biens de soixante pour cent des apothicaires parisiens était inférieur à 3 000 livres, en incluant la valeur du contenu de leur boutique, et seulement vingt-neuf pour cent se situaient dans la tranche de fortune de 3 000 à 10 000 livres[50]. Aussi, peut-on assurer que Pierre Frapin jouissait d’une certaine aisance.

Enfin, l’inventaire fait état d’un mémoire du 8 avril 1695, de 1 800 livres de fournitures faites à Madame la duchesse d’Uzès. La débitrice l’approuva mais ne paya pas… Dix-huit ans plus tard, une requête présentée par Pierre Frapin au lieutenant civil, afin d’obtenir son dû, fut acceptée le 27 avril 1713. Une saisie-arrêt fut remise au receveur des consignations le 3 mai de la même année, mais nous ne savons pas ce qu’il advint de cette créance. Cette longue procédure n’était pas exceptionnelle. Les inventaires après décès des apothicaires de Paris comportaient fréquemment de longues listes de dettes actives impayées, ce qui pouvait justifier, dans une certaine mesure, la majoration des mémoires[51].

Conclusion

Cette recherche a permis de retracer les principales étapes de la vie et de cerner la personnalité de l’apothicaire Pierre Frapin dont Molière fut le client.

Maître chirurgien de 1665 à 1668, il devint marchand apothicaire en 1669 et s’installa rue Saint-Thomas-du-Louvre, place du Palais Royal. On sait que Molière résida dans cette rue d’octobre 1661 à juillet 1672, qu’il tomba malade à l’automne de l’année 1665 et fut soigné par le médecin Jean-Armand de Mauvillain.

Si l’on se fonde sur les termes d’une transaction établie avec sa femme, Marie Corot, il apparaît que Pierre Frapin fut un mari particulièrement odieux. Comment qualifier la violence dont Marie Corot fut la patiente victime : injures, coups, blessures, menaces d’enlèvement et même d’homicide, rien ne lui fut épargné. Son époux détournait l’argent du ménage, partait en voyage en la laissant démunie, s’adonnait au jeu et fréquentait les filles. De guerre lasse, Marie Corot porta plainte. Après l’échec des tentatives de conciliation, une séparation de corps et de biens fut imposée à ce couple tragique. Cependant, cinq ans plus tard, ils rétablirent leur communauté de biens puis, trois ans après, ils se firent don mutuel de leurs avoirs. A ce moment-là, Marie Corot était dans l’impossibilité d’écrire et de signer, donc de santé précaire…

Lors du contrat de mariage, Marie Corot, majeure et disposant de ses biens et droits, apportait une belle dot. Au fil des ans, elle fournit les deniers nécessaires à l’achat des rentes que son mari s’appropriait et s’empressait de vendre.

En choisissant de s’installer rue Saint-Thomas-du-Louvre, place du Palais-Royal, il est manifeste que Pierre Frapin recherchait une clientèle huppée, d’ailleurs il ne pouvait ignorer que Molière y habitait. Au cours de sa vie, il cumula charges, privilèges, honneurs : achats de deux charges d’apothicaires de la Grande Ecurie du roi, ce qui lui assurait une clientèle à Versailles, location du privilège de tenir boutique d’apothicaire-distillateur à Paris, direction du syndicat de la communauté des apothicaires des Maisons royales.

Toutes les données disponibles concernant Pierre Frapin permettent de dresser le « portrait- robot » d’un personnage violent, dépravé, avide d’honneur et d’argent. Dès lors, il ne serait pas surprenant qu’il ait été tenté de majorer les mémoires de fourniture de drogues et compositions. Formulons donc une hypothèse. En écrivant le monologue d’Argan[52], à la première scène du Malade imaginaire, Molière n’avait-il pas à l’esprit les « parties d’apothicaires » que Pierre Frapin lui adressait ?



[1] M. Jurgens, E. Maxfield-Miller, Cent ans de recherches sur Molière, Paris, SEVPEN, 1963, p. 554-584.

[2] M. Bouvet, « Molière et les apothicaires. Deux apothicaires fournisseurs de Molière », Revue d’histoire de la pharmacie, 1953, n° 138, p. 121-122.

[3] M. Bouvet, « Les Apothicaires royaux », Revue d’histoire de la pharmacie, 1930, n° 70, p. 192.

[4] Archives nationales, Y 15566, 25 février 1707, scellés apposés après le décès de Marie Corot (24 février).

[5] Archives nationales, Y 11645, 5 novembre 1714, scellés apposés après le décès de Pierre Frapin (5 novembre).

[6] Archives nationales, MC, XLII, 300, inventaire après décès de Pierre Frapin, commencé le 9 novembre 1714.

[7] Archives nationales, MC, XLII, 264, inventaire après décès de Marie Corot, commencé le 1er mars 1707.

[8] Archives nationales, MC, XLII, 211, 6 mars 1690, constitution de rente.

[9] Archives nationales, MC, XIV, 91, 18 juin 1665, contrat de mariage de Pierre Frapin et Marie Corot.

[10] Archives nationales, MC, XX, 382, 27 juin 1693, transaction.

[11] Archives nationales, MC, XLII, 243, 9 décembre 1700, 1er testament de Pierre Frapin.

[12] Archives nationales, MC, XLII, 236, 15 octobre 1698, désistement de transaction.

[13] Archives nationales, MC, III, 791, 6 juillet 1701, don mutuel.

[14] Girodat, Recherches historiques et critiques sur l’origine, sur les divers états et sur les progrès de la chirurgie en France, Paris, 1744. (Le tome I contient une table des auteurs et des noms propres. Le tome II comporte un index chronologique « Index funerus Chirurgorium parisiensium ab anno 1315 ad annum 1729 », suivi d’un index alphabétique. Le nom de Pierre Frapin n’y figure pas).

[15] Catalogue des maîtres en pharmacie de la communauté des apothicaires de Paris, Bibliothèque interuniversitaire de pharmacie de Paris, registre 48.

[16] P. Dorveaux, liste alphabétique des 965 maîtres et gardes apothicaires parisiens des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, Bibliothèque interuniversitaire de pharmacie de Paris, dossier C 313.

[17] Archives nationales, MC, CXXII, 1673, 2 mars 1668, constitution de rente.

[18] Archives nationales, MC, CXXII, 482, 26 août 1669, transport de rente.

[19] Sur Saint-Jean-de-Latran : A. Berty et L.M. Tisserand, Histoire générale de Paris, typographie historique du Vieux Paris, Région centrale de l’Université, Paris, Imprimerie nationale, 1897, p. 291-294 et 521-526 (cens et rentes). En annexe, plan de la Commanderie de St-Jean-de-Latran. M. Troche, « Notice sur l’enclos de Saint-Jean-de-l’Hôpital dit de Latran », extrait de la Revue catholique, Versailles, 1885 (Bibliothèque historique de la Ville de Paris 17451, n° 6).

[20] E. H. Guitard, « Les Apothicaires privilégiés de Paris sous l’Ancien Régime », Revue internationale du commerce et de la banque, 31 janvier 1916, p. 199.

[21] P. Estachy, Les Apothicaires des lieux privilégiés de Paris, thèse de doctorat, Université de Strasbourg, 1943, p.87-89.

[22] Ibid, p. 88. Il convient de rectifier la référence donnée pour Jean Therignon, lire : F.P. BH 95 (archives de la Bibliothèque interuniversitaire de pharmacie de Paris).

[23] Archives nationales, MC, CCXX, 482, 26 août 1669.

[24] Archives nationales, O1 24, f° 1 v°, 2 janvier 1680. L’expédition, signée Louis et Leroy Colbert, est mentionné dans l’inventaire après décès de Marie Corot.

[25] Archives nationales, O1 42, f° 21, 3 février 1698. L’expédition est signée Louis.

[26] Archives nationales, O1 45, f° 202 r°, 28 novembre 1701.

[27] Archives nationales, O1 45, f° 202 v°, 28 novembre 1701.

[28] Archives nationales, O1 61, f° 174 v°, 23 décembre 1717.

[29] Archives nationales, MC, XLII, 243, 9 décembre 1700, 1er testament de Pierre Frapin.

[30] Archives nationales, MC, XLII, 266, 21 août 1707, 2e testament.

[31] Archives nationales, MC, XLII, 300, 5 novembre 1714, dépôt par Jean-François Carrère, premier chirurgien de son Altesse royale la duchesse d’Orléans, du 3e testament de Pierre Frapin rédigé le 24 mars 1712.

[32] Archives nationales, MC, XLII, 230, 19 mars 1697, location de privilège de tenir boutique à Paris.

[33] C. Warolin, Le Cadre de vie professionnel et familial des apothicaires de Paris au XVIIe siècle, thèse de doctorat, Université Paris IV- Sorbonne, 1994, t.1, p.377-379.

[34] Archives nationales, MC, CXXII, 482, 26 août 1669, transport de rente.

[35] Archives nationales, MC, XLII, 264, 1er mars 1707, inventaire après décès de Marie Corot. On peut supposer qu’il s’agissait d’un renouvellement de bail. Nous n’avons pas le bail lui-même.

[36] Archives nationales, Q1 10993, rue Saint-Thomas-du-Louvre, article 3.

[37] M. Jurgens, op. cit., p. 136 et p.361, note 2.

[38] Ibid, p. 138.

[39] M. Jurgens, Deux logis inconnus de Molière place du Palais-Royal, XVIIe siècle, 1960, n° 48, p. 23.

[40] Archives nationales, Q1 1093, rue Fromenteau, article 53.

[41] Archives nationales, MC, CXXII, 1673, 2 mars 1668, constitution de rente.

[42] Archives nationales, MC, CXXII, 482, 26 août 1669, transport de rente.

[43] Archives nationales, MC, LXXXIII, 149, 30 décembre 1672, rétrocession de rente.

[44] Archives nationales, MC, XLII, 211, 6 mars 1690, constitution de rente sur l’Hôtel de Ville, datée du 29 décembre 1689.

[45] Archives nationales, MC, XLLII, 235, 27 septembre 1698, déclaration et décharge.

[46] Archives nationales, MC, XLLII, 236, 10 octobre 1698, consentement.

[47] Archives nationales, MC, XLLII, 236, 18 octobre 1698, transport de rentes.

[48] Archives nationales, MC, XLLII, 264, 1er mars 1707, inventaire de M. Corot.

[49] Archives nationales, MC, XLLII, 300, 9 novembre 1714, inventaire de P. Frapin.

[50] C. Warolin, op. cit. t. 1, p. 445-447.

[51] Ibid, p. 423-440. Pour le début du XVIIe siècle voir : O. Lafont, « Comptes d’apothicaires normands », Revue d’histoire de la pharmacie, 1988, n° 277, p. 135-137.

[52] P. Dandrey, Le « Cas » Argan, Molière et la maladie imaginaire, Klincksieck, 1993.

Christian Warolin