Suppositoires et beurre de cacao

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Conférence prononcée le 1er octobre 2001 dans le cadre de l’exposition « Le chocolat, remède à tous les maux » par Olivier Lafont, professeur à la Faculté de Médecine et de Pharmacie de Rouen

Vous vous demandez peut-être comment les suppositoires peuvent se rattacher au chocolat. La réponse est simple : leur matière première commune est, ou du moins a été, durant le XIXsiècle et la première partie du XXe, le cacao.
Pour définir les suppositoires, nous allons nous référer à un ouvrage de vulgarisation scientifique du XVIIIe siècle, le Manuel des Dames de Charité qui en donne une définition claire et simple : « Le suppositoire est un remède de consistance solide, de forme ronde et un peu longue, que l’on introduit dans le fondement ». Cette définition de 1755 correspond encore à ce que nous utilisons sous le nom de suppositoires actuellement.

On peut maintenant se poser la question de savoir quelle est la signification du terme suppositoire. C’est Nicolas Lémery, apothicaire et médecin du XVIIe siècle, qui va nous fournir la réponse, dans sa Pharmacopée Universelle, ouvrage scientifique de référence :

« [Les Suppositoires] ont été inventés pour suppléer au défaut des lavements, pour lesquels plusieurs personnes ont de la répugnance, aussi le mot suppositoire vient du verbe latin supponere qui signifie substituer ou mettre une chose à la place d’une autre ».

Les suppositoires sont donc au départ destinés à remplacer les lavements ! On sait la place importante que les lavements ou clystères occupent dans la thérapeutique du XVIIe siècle. Il n’est que de se souvenir de la première scène du Malade imaginaire de Molière, pour s’en persuader. Argan, le malade, énumère les médicaments que M. Fleurant, son apothicaire, lui a fournis : « Plus du vingt-quatrième, un petit clystère insinuatif, préparatif et rémollient, pour amollir humecter et rafraîchir les entrailles de Monsieur ». Argan interrompt alors sa lecture pour remarquer : « Ce qui me plait de mon apothicaire, c’est que ses parties sont toujours fort civiles ». Toute la scène n’est qu’énumération de clystères et protestation du Malade contre le prix demandé par l’apothicaire.

L’iconographie de l’époque est également riche en clystères et en seringues, car clystère est le nom du liquide, l’instrument qui sert à l’administrer est une seringue, n’en déplaise aux brocanteurs du XXIe siècle ! Au XVIIIe siècle les gravures traitant de ce sujet deviennent plus licencieuses mais le thème demeure présent !

Comment l’idée est-elle venue aux hommes d’administrer des médicaments par la voie rectale, c’est encore Lémery qui va nous fournir la réponse : « Le lavement, à ce qu’on dit, est de l’invention d’une espèce de cicogne qui avec son bec se met de l’eau de mer dans le fondement quand elle est constipée. »

Se non e vero bene trovato.

Mais revenons en aux suppositoires. Il s’agit d’une forme galénique très ancienne puisque le savant arabe du Xe siècle Ibn-Al-Gazzar, originaire de Kairouan, en Tunisie, ne manque pas de les mentionner. Une autre interprétation de l’étymologie du mot suppositoire fait référence à un autre sens du verbe supponere « mettre sous », qui fait plutôt allusion au mode d’administration. Signalons à cette occasion que le suppositoire, très bien accepté dans les pays latins, est, comme le thermomètre rectal, rejeté dans les pays anglo-saxons, fortement influencés par la culture victorienne.

Au XVIIe siècle les suppositoires sont surtout utilisés pour favoriser l’évacuation des matières fécales et leur action est avant tout mécanique. Lémery nous décrit leur mode d’action : « Ce remède est propre pour lâcher un peu le ventre, on le met soi-même dans le fondement, ou bien on l’y fait mettre par un autre, on le garde quelques moments ou le plus qu’on peut afin qu’il ait le temps de pénétrer et de ramollir un peu les matières et de picoter l’intestin rectum pour l’exciter. » Il le trouve toutefois moins efficace qu’un bon lavement.

L’Apothicaire charitable, publié à Genève en 1673, prévoit un dispositif ingénieux pour rendre leur emploi plus sûr : « on le fourre dans le fondement et n’est pas mauvais de les attacher avec quelque ficelle pour pouvoir les retirer ». Le même ouvrage propose ailleurs d’attacher « un filet ou ruban » au suppositoire, pour être sûr de pouvoir le retirer sans risque.

Pour ce type d’action, les suppositoires peuvent être préparés simplement. Les ouvrages destinés aux personnes charitables qui se préoccupent de la santé des populations rurales, en donnent de nombreux exemples. C’est le cas du Recueil de Remèdes Faciles et Domestiques de Madame Fouquet. Cette dame, pieuse et charitable, est la mère du surintendant Fouquet. Les modes de préparation des suppositoires qu’elle propose sont fort variés : « Prenez du savon ou la côte d’un chou, frottez-la de beurre salé, et puis vous le mettez dans le fondement. » Autre proposition : « Prenez un morceau de bougie, long comme le doigt, et le frottez de pied de boeuf séché à la cheminée, détrempé avec un filet de vinaigre et trois grains de sel et vous en servez de même. »

L’Apothicaire charitable fait des propositions analogues : « Les [suppositoires] simples peuvent être, ou de simples racines de bettes, ou de choux, ou de guimauves, formés comme nous avons dit ou avec du savon ou avec du miel cru et rendu solide qu’on arrose de beurre ou d’huyle. »

Le Manuel des Dames de Charité préconise l’usage des mêmes matières premières : « Prenez un morceau de côte de bette ou poirée. Taillez-le suppositoire, que vous frotterez d’huile ou de miel avant que de l’introduire. » Ou bien : « Prenez du savon blanc taillé en suppositoire, une once ; ou à la place du savon, une once de miel cuit en consistance solide. Ajoutez-y du sel commun, un demi-gros. Pour un suppositoire. »
On peut donc retenir le souci d’ajouter un lubrifiant, huile ou miel, pour faciliter la pénétration d’un support solide variable. Dans un cas, toutefois, support solide et lubrifiant sont confondus, il s’agit des « suppositoires contre les ascarides ou petits vers blancs qui sont souvent logés dans le fondement des enfants » décrits dans le Manuel des Dames de Charité : « Prenez du lard, macéré dans l’eau froide pour diminuer sa salure. Taillez-le en suppositoire et introduisez-le dans le fondement. »
A côté de ces méthodes très simples, on voit apparaître l’utilisation du miel comme constituant essentiel du suppositoire. C’est la seule méthode qu’admet Nicolas Lémery, dans sa Pharmacopée Universelle : « La matière ordinaire des suppositoires est le miel commun cuit en une consistance solide ; on l’éguise d’un peu de sel et on lui ôte sa partie phlegmatique, tant pour le rendre convenable à l’intention qu’on peut avoir, que pour lui donner, plus d’âcreté ; on le fait cuire jusque à ce qu’il
soit noir, et qu’étant refroidi, il devienne assez dur pour en faire des petites quilles longues d’un doigt. »

Peu à peu, l’idée d’ajouter à ces suppositoires à action mécanique, des substances purgatives va voir le jour. C’est aux suppositoires à base de miel que l’on incorpore ces premiers principes actifs, dans le but d’améliorer l’évacuation des matières. C’est ainsi que Nicolas Lémery précise : « Quant on veut faire les suppositoires plus forts, on y ajoute de l’électuaire de hiera picra demi-once, ou l’aloës deux dragmes. » L’hiera picra est un électuaire amer à bas d’aloës et donc purgatif.
La formule est très ancienne et remonte à Galien. Ces suppositoires composés constituent une nouvelle sorte de médicaments, puisque l’excipient, le miel cuit, constitue le véhicule d’un principe actif qui est d’abord purgatif, ici l’aloës, mais qui
deviendra par la suite, doué de propriétés très différentes. C’est ainsi qu’en ajoutant du poivre, du sel marin, ou du sel ammoniac, on peut obtenir des suppositoires irritants destinés à « éveiller un malade comme dans les affections soporeuses »,
rapporte Deidier dans sa Matière Médicale de 1738. Le terme soporeux signifie : « qui provoque un endormissement », il s’agit de ramener le malade à la conscience.


C’est cette nouvelle pratique, consistant à introduire des principes actifs dans les suppositoires qui va faire la fortune d’un nouvel excipient, le beurre de cacao ! Nous y voilà enfin, l’histoire du chocolat et celle des suppositoires se rejoignent ! Le beurre de cacao est la graisse solide contenue dans les graines du cacao, theobroma cacao, sterculiaceae. Les graines sont décortiquées, puis pressées, directement ou après avoir été torréfiées ou traitées par la soude. Le beurre ainsi obtenu est constitué de triglycérides d’acides gras : l’acide palmitique, l’acide stéarique et l’acide oléique. La palmitooléostéarine représente 39% de mélange et l’oléodistéarine 27%. La forme cristalline β de ces glycérides est douée de la propriété de fondre entre 32 et 35°C, c’est à dire qu’à la température du corps humain, elle passe à l’état liquide ce qui est très favorable à la fabrication de suppositoires. En revanche les autres formes cristallines α, β’, etc. ne sont pas stables et il est possible d’avoir un changement de forme cristalline en cours de chauffage, ce qui est un grâve inconvénient pour la confection des suppositoires, le mélange ayant alors un point de fusion bas. C’est pourquoi, il ne faut pas faire fondre complètement le beurre de cacao, mais ne pas dépasser 35-36°C en cours de préparation.

C’est avec Baumé et ses célèbres Eléments de Pharmacie Théorique et Pratique, publiés dès 1762, qu’apparaissent les suppositoires au beurre de cacao. Baumé mentionne pourtant d’abord les autres excipients : « la base des suppositoires est le suif, la graisse, la cire blanche ou jaune, le miel épaissi, auxquels on ajoute des poudres purgatives, comme l’aloës, la coloquinte, la scammonée, l’agaric &c ..... & et quelquefois des sels. » Ce n’est qu’ensuite qu’il en vient au beurre de cacao :

« on fait aussi des suppositoires avec du beurre de cacao, tout pur : on met pour cela du beurre de cacao dans un mortier de marbre, qu’on a chauffé avec de l’eau chaude : on pile le beurre de cacao avec un pilon qu’on a chauffé en même temps, jusqu’à ce qu’il se réduise en une pâte solide, qu’on puisse manier : alors on roule cette pâte sur une feuille de papier, pour en former un rouleau de la longueur et de la grosseur qu’on juge à propos, et on le fait un peu pointu par un bout : on le coupe ensuite : lorsqu’il est fait, il doit avoir une figure conique ».

Cette méthode sans grande élévation de température n’est pas la seule préconisée par Baumé. Il propose également une préparation à chaud : « On fait encore des suppositoires de beurre de cacao en coulant ce beurre fondu dans de petits
cornets de papier : ils sont mieux faits. » 

Pour rendre les suppositoires plus réguliers, on invente même un petit cône de bois permettant de rouler des cornets de papier identiques que l’on plante dans du sable pour couler les suppositoires. Baumé signale déjà que : « Quelques personnes les préparent en coulant dans des moules de fer blanc le beurre de cacao liquéfié, et le laissent se figer dans les moules. » Il ajoute : « Cette deuxième méthode est très bonne mais elle oblige d’avoir des moules de différentes longueurs, et de différentes grosseurs. » Les moules de laiton remplaceront les moules de fer blanc.

L’utilisation du beurre de cacao va permettre, au XIXe siècle, la multiplication des suppositoires contenant un principe actif. 

Le phénomène va toutefois s’établir lentement. Le Formulaire Magistral de Cadet de Gassicourt de 1818 ne contient encore que deux sortes de suppositoires, « les suppositoires fortifians de Reuss » qui ont pour excipient le miel et « les suppositoires contre les hémorroïdes » à base de beurre frais et de cire. Pas de beurre de cacao ! 

Au milieu du siècle, l’Officine de Dorvault (1850) indique que : « les suppositoires au beurre de cacao, qui sont les plus employés, et ceux du suif, se préparent en faisant fondre l’une ou l’autre de ces substances avec 1/8 de cire blanche. On coule le mélange dans de petits cônes de papier enfoncés dans du sable, et on l’en retire lorsqu’il est refroidi ». Les suppositoires au calomel, de ciguë, emménagogues, hémorroïdaux, mercuriels ou au sulfate de quinine ont bien le beurre de
cacao, comme excipient, mais les suppositoires anthelminthiques, astringents ou laxatifs sont toujours à base de miel. L’Abrégé de Pharmacie de Cortesi et Gillot de 1935 mentionne la préparation par compression : « Malgré toutes les précautions prises, la fusion se prête généralement mal à une répartition uniforme des principes actifs. Pour remédier à cet inconvénient, on emploie souvent en pharmacie la compression ». « Cette méthode, qui n’est pas officinale, consiste à triturer, dans un mortier, le principe actif avec le beurre de cacao préalablement pulvérisé. Lorsque le mélange est parfaitement homogène, on l’introduit dans un moule spécial qui par compression agglomère la masse en lui donnant une forme conique. »

Passons, sans nous y attarder, sur les suppositoires creux constitués d’une enveloppe conique en beurre de cacao, à l’intérieur de laquelle sont introduits les principes actifs. On ferme à chaud avec du beurre de cacao fondu.

L’industrialisation de la préparation des suppositoires constitue un changement d’échelle, mais fait appel aux mêmes principes que la préparation officinale. On verra toutefois apparaître le moulage dans de moules emballages en matière plastique qui évitent le stade délicat du démoulage. La Deuxième Guerre mondiale, rendant difficile l’approvisionnement en beurre de cacao, rendra nécessaire l’utilisation d’autres excipients plus modernes, qui peu à peu, supplanteront ce vieil excipient difficile à manier.

Olivier Lafont